Le numérique comme outil pédagogique pour l’apprentissage de la lecture : du laboratoire à la salle de classe

Julie LASSAULT

Niveaux

GS — CP — CE1

 

 

Public

Enseignants d’élémentaire, parents, orthophonistes, neuropsychologues

 

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Laboratoire LPC

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À quelles questions cette étude tente-t-elle de répondre ?

Les objectifs principaux de ce travail de recherche étaient de développer et d’évaluer un outil informatisé d’aide à l’apprentissage de la lecture nommé GraphoGame. Il existe plusieurs outils d’aide, mais ils ne sont que rarement évalués scientifiquement et leur contenu est limité ou restreint. Il nous adonc semblé important de proposer aux enseignants un outil pertinent, complet, évalué et facilement accessible. Cet outil a pour vocation de permettre une réponse individualisée, différenciée et adaptative de « première intention » au sein de l’école. Les expérimentations se sont déroulées au CP et au CE1, donc bien plus tôt que les interventions habituelles. À travers ce travail de recherche nous avons souhaité intervenir dans les établissements en REP et REP+, où le pourcentage d’élèves en grande difficulté de lecture atteint 30 % (Billard et al., 2009 ; Fluss et al., 2009). Nous avons fait l’hypothèse que l’utilisation intensive de cet outil numérique devrait fortement réduire le pourcentage d’élèves en difficulté d’apprentissage de la lecture à la fin du CP, en améliorant leurs compétences en fluence, en décodage et en orthographe.

Pourquoi ces questions sont-elles pertinentes ?

Aujourd’hui en France, plus de 250 000 enfants souffrent de troubles d’apprentissage de la lecture et les conséquences de ces difficultés sont dramatiques : décrochage scolaire, détresse et avenir professionnel compromis. Plusieurs études nationales (Cycle des Évaluations Disciplinaires Réalisées sur des Échantillons, CEDRE, en 2015 ; Organisation de Coopération, et de Développement Économique, OCDE, en 2014) ont montré que la proportion des élèves en difficulté de lecture a augmenté significativement au cours des dix dernières années. Les résultats soulignent qu’à la fin de l’école primaire, un élève sur cinq a des difficultés pour comprendre un texte, proportion encore plus importante dans les établissements relevant de l’éducation prioritaire. Il a été montre qu’au sein des Réseaux d’Éducation Prioritaires (REP) la compréhension est altérée tout autant que les mécanismes de plus bas niveau, comme la reconnaissance des lettres, à la différence des écoles situées hors REP (Daussin et al., 2011). Face à l’ampleur du problème, les enseignants peuvent se sentir démunis et les solutions extra-scolaires sont souvent insuffisantes. Les faibles liens qui existent entre le terrain, la formation et la recherche sont également vecteurs de difficultés. Dans une étude conduite en 2014, l’analyse du temps scolaire a permis de mettre en évidence que le volume de temps alloué à l’apprentissage de la lecture (en moyenne, 7 minutes par jour) est largement insuffisant (Suchaut et Bougneres, 2014). Les auteurs encouragent à développer, dans les écoles, des pratiques pour optimiser au mieux les temps d’apprentissage. Il apparait ici comme primordial de proposer de nouveaux outils, notamment numériques, qui soient scientifiquement validés et puissent s’utiliser au sein même de la classe.

Parmi les logiciels d’entraînement à la lecture, GraphoGame a été largement évalué. Créé en Finlande par H. Lyytinen et son équipe de l’Université de Jyväskylä il y a plus d’une dizaine d’années, il a depuis été adapté dans de nombreuses langues à travers le monde. Désormais disponible sur ordinateur mais aussi sur tablette ou tout autre support numérique, GraphoGame est un logiciel d’entraînement audio-visuel à la lecture, basé sur la présentation simultanée d’un stimulus auditif simple (ex : syllabe) et de plusieurs propositions écrites (suites de lettres). L’enfant doit choisir la proposition écrite qui correspond à ce qu’il entend (Richardson et Lyytinen, 2014). Au cours d’un essai, l’enfant choisir la séquence orthographique qui correspond au son qu’il vient d’entendre. S’il donne la réponse exacte, il passe à l’essai suivant ; en revanche, s’il se trompe, les propositions incorrectes s’effacent, il réentend alors le son et doit choisir la bonne proposition, qui est alors la seule visible. Une présentation simultanée permet d’apprendre le lien systématique entre lettres-sons, lien qui est à la base du décodage et est indispensable pour l’apprentissage de la lecture (Ziegler et Goswami, 2005). La répétition massive permet, quant à elle, d’automatiser le décodage nécessaire pour la reconnaissance instantanée de mots. Parallèlement, GraphoGame permet de travailler également sur la discrimination phonémique, souvent déficitaire chez les enfants dyslexiques (Serniclaes et al., 2001 ; Ziegler et al., 2009).

Une première étude d’évaluation de GraphoGame a été conduite en 2010 sur 166 enfants finlandais de 7 ans (Saine et al., 2011). L’adaptation française a tenu compte des caractéristiques principales de l’orthographe de cette langue afin de proposer une progression adaptée et optimale. La progression proposée repose sur la fréquence et la consistance des correspondances graphophonologiques (CGP). Ainsi, les CGP les plus fréquentes et les plus régulières sont présentées dès le début et les marques de flexions et les supports de dérivations portés par les lettres muettes en fin de mots sont introduits plus tard dans le jeu.

Quelle méthodologie de recherche a-t-on utilisée ?

Au total, 921 élèves de CP, issus de 9 écoles (1 REP, 1 hors REP et 7 REP+) et répartis dans 37 classes, ont participé à cette étude longitudinale. Les élèves ont été suivis sur 2 années. Au cours de la première année (c’est-à-dire, leur année de CP), 451 élèves qui se sont entraînés avec le logiciel de lecture GraphoGame constituent le groupe expérimental. L’année suivante, une nouvelle cohorte de 470 élèves de CP des mêmes écoles, entraînés avec le logiciel de mathématiques Fiete Math, constituent le groupe contrôle actif.

Dans ce jeu, les enfants utilisent la cargaison du marin Fiete pour calculer, grâce à des boîtes de nombres qui peuvent être assemblées ou séparées. Les tâches sont simples : les navires qui arrivent doivent être chargés de manière appropriée. Comme des blocs de construction, les enfants peuvent assembler les caisses dans n’importe quelle forme et les diviser afin d’atteindre la quantité demandée sur le chargement (qui change à chaque essai). Afin de maintenir la motivation, les enfants peuvent débloquer de nouvelles terres et de nouveaux ports, gagner des médailles et des navires plus grands. Chaque port a une compétence arithmétique à travailler : compter (comptage, reconnaître des groupes) fractionner (fractionner les chiffres différemment, apprendre les nombres jusqu’à 20), valeur du 5 (calculer plus facilement les chiffres en base 5, passage à la dizaine, élaboration du système décimal), techniques opératoires (multiplier et diviser par 2, opérations commutatives, opérations proches, opérations additives et soustractives à termes différents), addition (suites numériques logiques, opérations simples à difficiles, inversions), soustraction (idem qu’addition) et calcul libre (s’exercer aux opérations additives et soustractives). Le jeu contient plus de 1 000 exercices et fourni un feedback immédiat à l’élève.

Pour chaque groupe, la durée des entraînements était d’une heure par semaine (15 minutes par jour, 4 séances par semaine), pendant 16 semaines, en demi-groupe. Une moitié de la classe s’entraînait avec le logiciel alors que l’autre travaillait avec l’enseignant, puis, après 15 minutes, les groupes s’intervertissaient. En novembre (pré-tests) et en juin (post-tests), chaque enfant a été testé pour évaluer ses capacités en décodage, en conscience phonologique, en compréhension orale et écrite, Ces compétences ont été évaluées — au cours du pré-test et du post-test — par différentes épreuves standardisées :

  • Décodage : test de lecture en 1 minute pour des mots isolés (Gentaz et al., 2013) et Alouette pour des mots en contexte (Deltour et Hupkens, 1965)
  • Conscience phonologique : 3 tâches de la batterie EVALEC (Sprenger-Charolles et al., 2010)
  • Compréhension orale et écrite : ECoSSe (Lecocq, 1996)
  • Identification des mots : Timé 2 (ECALLE, 2003)
  • Vocabulaire : TVAP (Deltour et Hupkens, 1980)
  • Raisonnement non verbal : Les matrices progressives de Raven (Raven, 1998)
  • Capacités mathématiques : 3 tâches de la batterie Tedi-Math (Van Nieuwenhoven et al., 2001) et une tâche de comparaison de paires de nombres que nous avons créée.

Quels résultats a-t-on obtenus ?

Les résultats des post-tests montrent que les élèves qui se sont entrainés avec GraphoGame ont significativement de meilleurs résultats que les élèves ayant suivi l’entraînement en mathématiques pour l’ensemble des tâches de lecture ainsi que pour les tâches de conscience phonologique (tailles d’effet entre 0,20 et 0,35). De façon intéressante, l’analyse des performances des élèves entraînés avec GraphoGame a mis en évidence l’impact du niveau initial des élèves sur leur progression, montrant une amélioration des performances en lecture plus importante chez les faibles lecteurs. Autrement dit, ce sont ces derniers qui bénéficient le plus d’un entraînement au décodage précoce et intensif. Les résultats ont également révélé que les élèves qui se sont le plus investis dans l’utilisation de l’outil GraphoGame étaient ceux qui ont le plus amélioré leurs compétences en conscience phonologique et en lecture.

Il est souvent supposé implicitement que les interventions efficaces doivent bénéficier à tous les enfants dans une mesure similaire (« all size fit all« ). Nos résultats suggèrent que ce n’est pas le cas et que la prise en compte des différences interindividuelles (c’est-à-dire, entre les individus) semble nécessaire pour obtenir des résultats clairs et robustes (Ziegler et al., 2019). En effet, les résultats obtenus montrent que l’intervention a profité le plus aux enfants dont les compétences étaient initialement faibles. Ce résultat est en accord avec McTigue et collaborateurs (2020) qui avancent également que les études antérieures ont mis l’accent sur la technologie elle-même au détriment d’autres paramètres pertinents, comme le niveau de l’élève mais également l’engagement et la motivation au sein du jeu. En effet, concernant ce dernier point, nos résultats montrent bien que les enfants ayant un engagement élevé dans le jeu bénéficient le plus de l’intervention, en améliorant davantage leurs compétences, notamment en ce qui concerne la fluidité en lecture. Ces résultats suggèrent donc qu’on ne peut pas supposer que tous les enfants seront engagés et motivés de la même façon dans l’utilisation de GraphoGame puisqu’il s’agit d’un outil numérique (Wouters et al., 2013).

Enfin, et bien que l’évaluation de l’efficacité de l’intervention en mathématiques n’était pas l’objectif principal de notre étude, nous avons néanmoins vérifié si l’intervention en mathématiques via l’utilisation du logiciel Fiete Math a permis une amélioration significative des compétences en mathématiques après l’entraînement. Les résultats obtenus lors des post-tests relatifs aux compétences en mathématiques confirment que les élèves ayant suivi un entraînement avec Fiete Math obtiennent de meilleures performances dans les trois tâches de la batterie Tedi-Math (opérations simples et à trous)que les élèves ayant suivi un entraînement avec GraphoGame.

Que dois-je retenir de cette étude pour ma pratique ?

  • Les outils numériques peuvent offrir aujourd’hui des solutions « de première intention » au sein de l’école bien avant que les élèves soient en échec.
  • Notre expérimentation à grande échelle sur 1 000 élèves de CP a montré qu’un entraînement en lecture avec le logiciel GraphoGame conduit à une amélioration significative des compétences des élèves dans des tâches essentielles à l’apprentissage de la lecture (décodage, conscience phonologique et reconnaissance de mots).
  • Les résultats mettent un évidence un bénéfice plus important pour les élèves avec un faible niveau de décodage en début d’année.
  • Le bénéfice est d’autant plus important que l’engagement de l’élève au sein du jeu est élevé.
  • Une version complète de GraphoGame Français est aujourd’hui gratuitement disponible sur toutes les plateformes en France.

Références

Billard, C., Fluss, J., Ducot, B., Bricout, L., Richard, G., Ecalle, J., Magnan, A., Warszawski, J. et Ziegler, J. (2009). Deficits in reading acquisition in primary school: cognitive, social and behavioral factors studied in a sample of 1062 children. Revue d’épidemiologie et de Santé Publique, 57(3), 191-203.

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Lecocq, P. (1996). L’ECOSSE : Une épreuve de compréhension syntaxico-sémantique. Presses Universitaires du Septentrion.

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