Quand lire vite ne suffit pas : le rôle de l’expressivité

Erika GODDE

Niveaux

Du CP au début du collège

 

 

Public

Enseignant·e·s d’élémentaire, professeur·e·s de français en collège

 

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Laboratoires LPNC et GIPSA-Lab

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À quelles questions cette étude tente-t-elle de répondre ?

Ce travail de recherche s’intéresse à la prosodie pendant la lecture à voix haute, que l’on désigne parfois comme la capacité de l’élève à lire en « mettant le ton ». Les deux composantes essentielles à la prosodie sont le phrasé (rythme et placement des pauses) et l’expressivité (modulation de la voix, accentuations…). Trois questions principales sont posées ici : (1) comment peut-on évaluer la prosodie d’un apprenti lecteur, (2) comment la prosodie se développe-t-elle pendant l’apprentissage, (3) quel est son rôle, notamment pour la compréhension du texte lu. Un outil pratique et accessible aux enseignants a été développé, permettant d’évaluer la prosodie en lecture des élèves et pas seulement leur vitesse de lecture. Cet outil a été validé par comparaison à des mesures acoustiques (par exemple, des mesures objectives de la durée et du placement des pauses). Ces différents outils nous ont permis de décrire le développement de la prosodie en lecture et d’étudier sa relation avec la compréhension des textes lus.

Pourquoi ces questions sont-elles pertinentes ?

Question 1 : comment évaluer la prosodie.

L’évaluation des compétences en lecture se fait souvent, dans les écoles de France et dans la recherche, par mesure de la vitesse, c’est-à-dire en comptant le nombre de mots correctement lus par minute. Cette mesure de vitesse, abusivement appelée fluence, permet une évaluation quantitative, rapide et facile à réaliser en classe. Cependant, la consigne donnée aux enfants étant une consigne de vitesse, ils lisent le plus vite possible sans forcément accorder de l’attention au sens du texte lu. Des études suggèrent que cette méthode serait insuffisante pour évaluer l’ensemble des compétences en lecture (Dowd et Bartlett, 2019 ; O’Connor, 2018) et qu’il serait préférable de privilégier une évaluation de la lecture qui prendrait en compte non seulement la vitesse et la précision de décodage, mais également la prosodie du lecteur. Comme plusieurs auteurs anglophones (Dowhower, 1991 ; Kuhn et al., 2010 ; Rasinski, 2004), nous pensons qu’il est pertinent de définir la fluence en lecture comme une compétence globale incluant la précision du décodage, la vitesse de lecture, mais aussi la prosodie, notamment le phrasé et l’expressivité. Or, il n’existe actuellement pas d’outil pour évaluer la prosodie en classe.

Question 2 : comment la prosodie en lecture se développe-t-elle.

Des études dans diverses langues montrent que toutes les dimensions de la fluence, telle que nous venons de la définir, se développent simultanément dès le début de l’apprentissage de la lecture, mais pas forcément au même rythme (pour une synthèse, voir Godde et al., 2020). Au début de l’apprentissage, le décodage se met en place et la vitesse de lecture s’accélère, avec aussi une amélioration rapide du phrasé. Dès le CP, les compétences en phrasé sont révélatrices des futures acquisitions en lecture (Lai et al., 2014). L’expressivité est plus longue à apparaître et continue à se développer au-delà de l’école primaire, particulièrement quand les textes proposés aux élèves se complexifient (Alvarez-Canizo et al., 2020 ; Kuhn et Schwanenflugel, 2019). Il est probable que ce développement dépende des caractéristiques de la langue, et aucune étude développementale de la prosodie en lecture n’a été faite en langue française. Décrire finement ce développement permettra d’ouvrir des pistes pour les actions pédagogiques ciblées en fonction des étapes développementales.

Question 3 : rôle de la prosodie pour la compréhension.

Plusieurs études en anglais et en espagnol ont mis en évidence une relation entre les dimensions prosodiques de la fluence et la compréhension de textes écrits (pour une synthèse, voir Godde et al., 2020). De plus, certaines études suggèrent que le sens de cette relation évolue au cours du temps. Dans les premières années d’apprentissage, c’est la compréhension du texte qui entrainerait une meilleure prosodie en lecture à voix haute. Plus tard, chez le bon lecteur, il est possible que la prosodie soit utilisée pour faciliter la compréhension de textes lus. Ainsi, chez les adultes comme chez les enfants, on a observé que la confrontation a un texte complexe ou à des phrases ambiguës entraine une accentuation de la prosodie, avec des pauses plus longues et une intonation plus marquée. Mieux comprendre cette relation entre prosodie et compréhension en lecture devrait apporter des informations utiles pour l’enseignement de la compréhension.

Pour conclure, les résultats des recherches menées autour de la prosodie en lecture et de sa relation avec les compétences en compréhension de textes écrits, suggèrent que la prosodie joue un rôle important dans le développement des compétences en lecture. Étudier l’acquisition de la prosodie en lecture chez l’élève français est une première étape indispensable pour que cette dimension soit mieux comprise, mieux prise en compte et enseignée. C’est l’objectif de nos études, qui visent à approfondir les connaissances actuelles sur le développement de la prosodie au cours de l’apprentissage. Ces recherches ont permis le développement d’un outil qui permettra aux enseignants d’évaluer les compétences en lecture des élèves en prenant en compte la prosodie.

Quelle méthodologie de recherche a-t-on utilisée ?

Nous avons enregistré 323 enfants du CE1 à la 5e et 20 adultes en train de lire à voix haute les deux mêmes textes : un texte narratif et un dialogue. Les enfants de CE1 ont été suivis pendant trois ans. Ils ont été de nouveau enregistrés en CE2 puis en CM1 sur la lecture des mêmes textes. Pour chaque participant et à chaque lecture, nous avons enregistré leur voix et leur respiration.

Pour mesurer la prosodie des lectures enregistrées (Question 1), nous avons utilisé trois outils différents. Le premier outil est une grille d’évaluation subjective inspirée de celle existant pour l’anglais (Rasinski, 2004) et adaptée pour le français (Godde et al., sous presse). Cette grille nommée « Echelle Multi-Dimensionnelle de Fluence » (EMDF) comprend quatre dimensions à évaluer : vitesse, décodage, phrasé et expressivité. À chaque dimension est attribuée un score de 1 à 4, pour un score maximum de 16. Les lectures ont été évaluées par des chercheurs experts, des enseignants et des étudiants. Le second outil est l’évaluation acoustique objective : grâce à un logiciel spécialisé, nous mesurons, pour chaque enregistrement, différents paramètres comme la durée des pauses, la position de la respiration pendant les pauses, la variation de hauteur de la voix et la position de cette variation dans la phrase etc. Finalement, un troisième outil a été développé au laboratoire Gipsa-lab à partir des deux précédents (Godde et al., 2019). Il s’agit d’une formule mathématique qui permet, à partir des données acoustiques prises sur une lecture, de prédire automatiquement quels scores à l’EMDF devraient être attribués à cette lecture.

Le développement de la prosodie a pu être décrit (Question 2) grâce aux résultats obtenus par les enfants des différents niveaux scolaires, à l’EMDF et aux analyses acoustiques. Des analyses statistiques nous ont permis de vérifier entre quels niveaux scolaires les scores augmentent significativement ou, au contraire, stagnent. Nous nous sommes notamment attachés à décrire l’acquisition de la coordination entre la lecture et la respiration, en portant une attention particulière, pendant les pauses respiratoires, au délai entre l’inspiration et le début de l’articulation.

Afin d’étudier le lien entre fluence et compréhension de textes écrits (Question 3), les enfants testés ont également réalisé deux tests de compréhension :

  • un test de compréhension globale de texte, où les enfants doivent lire un texte long et répondre ensuite aux questions posées.
  • un test de compréhension plus locale (au niveau de la phrase ou du paragraphe) nommé « texte labyrinthe ». Les enfants doivent lire un texte dans lequel, pour un mot sur sept, quatre propositions sont données. L’enfant doit entourer le bon mot avant de poursuivre sa lecture.

Afin de contrôler leur influence, nous avons aussi évalué certaines compétences générales connues pour avoir une influence sur la compréhension : le raisonnement non-verbal, la compréhension orale, le niveau de vocabulaire et la vitesse de lecture.

Quels résultats a-t-on obtenus ?

Les premiers résultats concernent l’évaluation de la prosodie — et plus généralement de la fluence — chez l’apprenti lecteur (notre 1ère question de recherche). Nous avons vérifié que la grille d’évaluation subjective EMDF utilisable à l’école, est un outil sensible (c’est-à-dire qui permet bien de différencier les élèves faibles, moyens ou forts), fiable (c’est-à-dire, par exemple, qui ne donne pas des résultats différents en fonction des personnes qui l’utilisent) et valide (c’est-à-dire qui mesure bien ce que l’on souhaite mesurer) pour mesurer la fluence incluant la prosodie du CE1 au CM2. Cette grille d’évaluation permet d’obtenir davantage d’informations que la seule mesure du nombre de mots par minute. Par exemple, l’analyse des scores de chacune des dimensions permet de différencier les stratégies mises en place par les apprentis lecteurs. Pour utiliser cette grille, nous avons constaté qu’il est important de suivre un protocole strict et d’utiliser plusieurs textes pour avoir un score représentatif des compétences de l’enfant. Cet outil pourra facilement être utilisé en classe pour compléter l’évaluation de la vitesse en lecture.

L’analyse acoustique des lectures est, pour des raisons techniques, essentiellement utilisable en recherche afin d’obtenir une analyse fine des productions orales et d’accéder aux mécanismes cognitifs sous-jacents. Ici elle nous a permis d’observer l’acquisition de la planification des pauses et de la respiration. C’est un outil très précis mais qui ne renseigne pas directement sur les compétences en lecture. Finalement l’analyse automatique développée au GIPSA-lab est aussi un outil dédié à la recherche. Il a été utilisé pour les évaluations répétées des mêmes enfants du CE1 au CM1. C’est un outil intéressant pour les évaluations multiples, car beaucoup plus consistant et précis que la grille utilisée par des juges humains. Il permet de capter des variations fines, et est donc particulièrement utile pour évaluer à plusieurs reprises les progrès d’enfants.

Relativement à notre deuxième question de recherche, les analyses réalisées à l’aide de ces outils nous ont permis d’identifier les grandes étapes de développement des quatre dimensions de la fluence. Les compétences de décodage, vitesse et phrasé se développent rapidement du CE1 au CM1 puis plus lentement, avec en 5e des compétences assez proches de celles des adultes. Il semble y avoir une étape clé entre CE2 et CM1 : la planification des pauses et la coordination avec la respiration sont alors acquises, il n’existe quasiment plus de pauses mal placées. Nous avons également observé que les lecteurs de CE1-CE2 s’appuient beaucoup sur la ponctuation pour placer correctement leurs pauses, particulièrement respiratoires. L’expressivité se développe à un autre rythme. Les scores d’expressivité sont très faibles en début d’apprentissage et augmentent lentement. Ils atteignent en 5e un score maximum qui reste inférieur aux scores des lecteurs experts. Cette compétence semble donc plus longue et complexe à acquérir. Nous avons aussi observé que le phrasé et l’expressivité de l’élève de CM1 ne dépendent ni de ses capacités antérieures de décodage ni de sa vitesse de lecture. Par contre, le phrasé semble aider l’élève à décoder, probablement parce qu’il renforce l’analyse de la syntaxe du texte.

Finalement, ces données nous ont également permis de préciser la nature du lien entre la prosodie et la compréhension (notre 3ème question de recherche). Comme dans d’autres langues, nous montrons que la prosodie des apprentis lecteurs français semble bien liée à leur capacité à comprendre les textes lus alors que leur vitesse de lecture n’est pas corrélée à leur score de compréhension. Une étude longitudinale du CE1 au CM1 a permis de préciser la nature de ce lien entre prosodie et compréhension, c’est-à-dire de savoir si l’on est capable de lire avec une bonne prosodie parce qu’on comprend les textes qu’on lit, ou si on comprend les textes qu’on lit parce qu’on a développé de bonnes capacités de lecture avec prosodie. Nos données penchent en faveur de la seconde hypothèse. Pour être plus précis, le niveau d’expressivité en CE1 prédit la compréhension en CE2 et le phrasé en CE2 prédit la compréhension en CM1, indépendamment des autres facteurs mesurés (c’est-à-dire, la vitesse, le décodage, le niveau de vocabulaire et de compréhension orale). La prosodie semble donc aider au développement des compétences en compréhension de textes lus.

Que dois-je retenir de cette étude pour ma pratique ?

  • Une évaluation fine des compétences en lecture devrait tenir compte non seulement de la précision du décodage et de la vitesse de lecture, mais aussi du phrasé (par exemple la capacité à respecter la syntaxe par un usage approprié de pauses pendant la lecture) et de l’expressivité (par exemple la capacité à moduler sa voix en fonction du type de phrase, à accentuer certains mots pour les mettre en valeur) au cours de lectures à haute voix.
  • La grille d’évaluation EMDF que nous proposons (Godde et al., sous presse) est utilisable par les enseignants dans le cadre d’une évaluation des compétences en lecture. Cette grille peut également servir aux élèves comme outil d’auto-évaluation leur permettant de visualiser ce qui est attendu d’eux en lecture à haute voix.
  • Au-delà de l’évaluation, faire lire l’élève à haute voix en portant attention aux marqueurs prosodiques — phrasé et expressivité — permet dès le début de l’apprentissage de porter l’attention sur la compréhension. Ce travail est particulièrement important du CE1 au CM1, période durant laquelle ces compétences se développent rapidement, mais n’en demeure pas moins utile au-delà de l’école élémentaire, lorsque les textes deviennent de plus en plus complexes.
  • L’enseignement explicite du phrasé et de l’expressivité, comme celui du rythme et des nuances en musique, pourrait aider les élèves à progresser en lecture et en compréhension écrite. Cet enseignement pourrait comporter des temps de modélisations, où l’enseignant fait entendre aux élèves une lecture expressive, des temps d’analyse pour expliciter ce qui rend une lecture expressive, et des temps d’entrainement.
  • Un entrainement régulier à la lecture à haute voix peut paraitre difficile et fastidieux à mettre en œuvre dans les classes. Des outils numériques proposant des exercices de lecture en autonomie pourraient faciliter cette mise en œuvre, comme le karaoké de lecture ELARGIR, actuellement développé dans le cadre du projet e-FRAN Fluence. L’utilisation d’un tel outil permet un travail individuel et en autonomie d’un ou de plusieurs élèves simultanément.

Références

Alvarez-Canizo, M., Cueva, E., Cuetos, F. et Suarez-Coalla, P. (2020). Reading fluency and reading comprehension in Spanish secondary students. Psicothema, 32(1), 75-83. https://doi.org/10.7334/psicothema2019.196

Dowd, A. J. et Bartlett, L. (2019). The Need for Speed: Interrogating the Dominance of Oral Reading Fluency in International Reading Efforts. Comparative Education Review, 63(2), 189-212. https://doi.org/10.1086/702612

Dowhower, S. L. (1991). Speaking of prosody: Fluency’s unattended bedfellow. Theory into Practice, 30(3), 165-175. https://doi.org/10.1080/00405849109543497

Godde, E., Bailly, G. et Bosse, M.-L. (2019). Reading Prosody Development: Automatic Assessment for a Longitudinal Study. Dans Speech and Langage Technology for Education 2019 (SLaTE). https://doi.org/10.21437/SLaTE.2019-20

Godde, E., Bosse, M.-L. et Bailly, G. (2020). A review of reading prosody acquisition and development. Reading and Writing, 33(2), 399-426. https://doi.org/10.1007/s11145-019-09968-1

Godde, E., Bosse, M.-L. et Bailly, G. (sous presse). Échelle Multi-Dimensionnelle de Fluence : nouvel outil d’évaluation de la fluence en lecture prenant en compte la prosodie, étalonné du CE1 à la 5ème. L’Année psychologique.

Kuhn, M. R. et Schwanenflugel, P. J. (2019). Prosody, pacing, and situational fluency (or why fluency matters for older readers). Journal of Adolescent & Adult Literacy, 62(4), 363-368. https://doi.org/10.1002/jaal.867

Kuhn, M. R., Schwanenflugel, P. J. et Meisinger, E. B. (2010). Aligning theory and assessment of reading fluency: Automaticity, prosody, and definitions of fluency. Reading Research Quarterly, 45(2), 230-251. https://doi.org/10.1598/RRQ.45.2.4

Lai, S. A., George Benjamin, R., Schwanenflugel, P. J. et Kuhn, M. R. (2014). The Longitudinal Relationship Between Reading Fluency and Reading Comprehension Skills in Second-Grade Children. Reading & Writing Quarterly, 30, 116-138. https://doi.org/10.1080/10573569.2013.789785

O’Connor, R. E. (2018). Reading fluency and students with reading disabilities: How fast is fast enough to promote reading comprehension? Journal of Learning Disabilities, 51(2), 124-136. https://doi.org/10.1177/0022219417691835

Rasinski, T. V. (2004). Assessing reading fluency. Pacific Resources for Education and Learning (PREL).

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