Cassandra POTIER-WATKINS
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De la Grande Section de maternelle au CP
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Laboratoire UNICOG
À quelles questions cette étude tente-t-elle de répondre ?
L’importance de l’enseignement systématique et explicite de la phonétique dans l’enseignement de la lecture est l’un des rares exemples de résultats fructueux issus de collaborations entre les sciences cognitives et la salle de classe. D’une part, l’imagerie cérébrale fonctionnelle a montré comment se met en place le circuit de lecture dans le cerveau ; avec l’apprentissage, les aires consacrées à la reconnaissance visuelle deviennent sensibles aux chaînes de lettres et développent des connexions de plus en plus efficaces avec les régions spécialisées dans le traitement des sons de la parole (Dehaene, 2013 ; Monzalvo et Dehaene-Lambertz, 2013). D’autre part, la recherche observationnelle et interventionnelle a montré que l’enseignement de la phonétique est le meilleur moyen d’apprendre à lire (voir National Reading Panel, 2000, pour les États-Unis ; Rose, 2006, pour la Grande-Bretagne ; Groupe de travail du CSEN, 2019, pour la France). Des recherches antérieures ont testé avec succès des logiciels qui forment à la maîtrise du code alphabétique pour aider les enfants à apprendre à lire (de Graaff et al., 2009 ; Ojanen et al., 2015). Dans notre propre laboratoire, une étude de terrain testant le jeu d’instruction phonétique ELAN a réussi à améliorer la fluidité de la lecture et la compréhension en CP (Watkins et al., 2020). Nos résultats ont soutenu l’hypothèse selon laquelle l’automatisation des compétences de décodage libère des ressources cognitives pour accéder à la compréhension. Cependant, cette étude antérieure souffre de deux limitations : seuls les enfants qui ont été exposés au jeu en début de CP en ont bénéficié, et les résultats étaient affectés, de façon non contrôlée, par l’enseignement formel que les élèves recevaient en classe.
Le projet actuel vise à corriger ces deux limites en examinant, dès la maternelle, si une nouvelle version de notre jeu d’instruction phonétique sur tablette, appelée Kalulu, pourrait : 1) reproduire nos résultats positifs antérieurs en aidant les enfants à s’initier à la lecture ; 2) avoir un effet en grande section de maternelle (GSM), soit l’année avant l’apprentissage formel de la lecture en classe, réduisant ainsi les écarts de niveau observés entre les élèves en début de CP ; et 3) faciliter l’apprentissage de la lecture à leur entrée en CP.
Pourquoi ces questions sont-elles pertinentes ?
De plus en plus d’enseignants se tournent vers les technologies numériques pour soutenir l’apprentissage des élèves, leur fournir une formation ciblée, et les aider à suivre les progrès des élèves. Le marché des applications éducatives est en pleine croissance. Il est donc important que les logiciels fournis aux enseignants reposent sur des principes fondés sur des preuves, et aient fait leurs preuves dans des expérimentations randomisées contrôlées. Il a été démontré que les enfants peuvent apprendre les relations entre les lettres et les sons dès la GSM (Wolf, 2016), et que les interventions précoces dans l’enseignement de la phonétique, surtout lorsqu’elles se font en petits groupes, produisent les effets les plus importants pour les enfants à risque de difficultés en lecture (Cavanaugh et al., 2004). En testant Kalulu avec des enfants de GSM, notre objectif était de mesurer, dans le contexte français, l’impact d’une intervention précoce sur le passage à la lecture et à son apprentissage en CP.
Quelle méthodologie de recherche a-t-on utilisée ?
Les académies de Nice et de Poitiers ont participé au projet. Chaque académie a recruté vingt classes de GSM pour participer à une intervention basée sur l’utilisation de tablettes, ainsi que cinq classes de GSM représentant notre groupe contrôle (classes sans tablettes). Tous les enfants de l’étude ont été testés au début de l’année, après quoi chacune des 40 classes — dites d’intervention — a été assignée au hasard soit à jouer au « Kalulu lettres », soit à jouer au, « Kalulu nombres ». Les versions lettres et nombres sont bien appariées : elles proposent le même environnement de jeu, et visent toutes deux à apprendre les associations entre les symboles (lettres ou chiffres arabes) et leur signification (sons ou quantités). Pendant la deuxième moitié de l’année les classes ont changé de jeu, de sorte que tous les élèves, en fin d’année, aient fait l’expérience des deux méthodes dans des ordres différents. Les groupes sont ainsi appelés « lettres/nombres » et « nombres/lettres » en fonction de l’ordre d’attribution du jeu à jouer.
La randomisation a nécessité un nombre égal de classes dans chaque groupe d’intervention et a été stratifiée en fonction de l’académie d’appartenance (Poitiers ou Nice) et de la taille de la classe. Les classes sans tablettes (groupe contrôle) n’ont pas été randomisées car les enseignants, tout en souhaitant participer, ne voulaient pas recevoir de tablettes. Ce dessin expérimental nous a permis de séparer les effets spécifiques du contenu pédagogique de « Kalulu lettres », de ceux de la simple introduction d’une intervention sous forme de tablettes dans la classe.
Cinq à huit tablettes (en fonction de la taille de la classe) ont été envoyées aux classes d’intervention au début de l’année scolaire. Il a été demandé aux enseignants d’organiser de petits groupes d’élèves, en fonction du nombre de tablettes reçues. Chaque session d’intervention — « Kalulu lettres » et « Kalulu nombres » — a duré dix semaines. Il a été demandé aux enseignants de veiller à ce que les élèves jouent une heure par semaine pendant au moins huit semaines au cours de chaque session d’intervention. Les enseignants pouvaient organiser le temps d’utilisation des tablettes en trois sessions de 20 minutes ou en deux sessions de 30 minutes par semaine.
Pour mesurer l’évolution de l’apprentissage pendant l’intervention, les enfants de tous les groupes — c’est-à-dire, des groupes « lettres/nombres », « nombres/lettres » et « contrôle » — ont été testés en début d’année (pretest), avant de changer de jeu (midtest) et à la fin de l’année (endtest). Nous avons décidé d’utiliser un sous-ensemble de questions de l’évaluation nationale standardisée donnée à tous les enfants en début de CP. En utilisant ce test pour évaluer l’intervention, nous avons pu mesurer les progrès des élèves pendant l’intervention (année de GSM) relativement aux compétences attendues en début de CP. Pour évaluer les effets à plus long terme de l’utilisation du logiciel, nous avons également eu accès aux résultats des enfants aux évaluations nationales de début et de milieu de CP (respectivement 4 mois et 9 mois après l’intervention).
Quels résultats a-t-on obtenus ?
Une première partie de nos résultats concerne l’effet de l’utilisation du logiciel Kalulu sur les compétences en lecture et en mathématiques des élèves de GSM à court terme, c’est-à-dire, immédiatement après utilisation du logiciel (questions de recherche 1 et 2). Relativement au groupe contrôle, l’utilisation du logiciel Kalulu a permis d’améliorer considérablement la connaissance du sens des symboles, tant pour les correspondances graphèmes-phonèmes que pour les correspondances nombres-quantités (voir Figure 1). Cependant, pendant l’intervention en GSM, cette meilleure compréhension des symboles et de leur signification ne s’est guère traduite par des gains plus généraux en lecture ou en mathématiques. En d’autres termes, Kalulu est principalement parvenu à améliorer les connaissances qui étaient explicitement enseignées dans ses mini-jeux, c’est-à-dire, les correspondances graphèmes-phonèmes et les correspondances nombres-quantités (near transfer without far transfer).
Une seconde partie des résultats obtenus concerne l’effet, à moyen et long terme, de l’utilisation du logiciel Kalulu sur les compétences en lecture et en mathématiques des élèves (question de recherche 3). L’année suivante, les tests nationaux en début de CP ont confirmé que les enfants qui avaient joué à Kalulu, comparés aux enfants du groupe contrôle, présentaient un avantage significatif aussi bien dans la connaissance des correspondances graphèmes-phonèmes qu’en conscience phonémique. Tous deux sont des prédicteurs importants de la réussite en lecture (Bradley et Bryant, 1983 ; Melby-Lervågetal., 2012 ; Piquard-Kipffer et Sprenger-Charolles, 2013). Nous avons également constaté une tendance à l’amélioration de la comparaison des nombres pour les enfants qui ont joué à Kalulu. Là encore, la comparaison symbolique de nombres est un prédicteur de la réussite en mathématiques dans les premières années de l’école primaire (Lyons et al., 2014). Cependant, malgré ces résultats encourageants au début de CP, les résultats obtenus lors des évaluations en milieu d’année n’ont pas permis de mettre en évidence un effet positif « à long terme » de l’utilisation de Kalulu en GSM. Nous ignorons ce qui a pu se passer entre le début et le milieu du CP, mais il est possible que les enseignants, ayant observé des résultats inférieurs pour les élèves du groupe contrôle, leur aient apporté un surcroît d’enseignement venu compenser et, éventuellement, annihiler la différence initiale.
Que dois-je retenir de cette étude pour ma pratique ?
- Le jeu Kalulu aide les enfants à consolider les liens entre les symboles et leur signification, qu’il s’agisse de lettres ou de nombres. Ce résultat positif suggère que Kalulu peut permettre un enseignement non seulement ludique mais aussi pertinent de la phonétique aux enfants et ce, dès la GSM. Le jeu Kalulu constitue donc un support favorable au développement des compétences précoces en lecture et en mathématiques, support complémentaire aux pratiques pédagogiques de l’enseignant.
- Cette impulsion précoce dans l’apprentissage de la phonétique a continué à fournir un avantage dans la compréhension des correspondances graphèmes-phonèmes après l’été, 4 mois après l’intervention. Ce résultat n’est pas négligeable dans la mesure où une légère baisse dans tous les domaines académiques est généralement observée pendant l’été (Cooper et al., 1996). Cependant, contrairement à l’utilisation d’un logiciel similaire (ELAN) en début de CP, l’utilisation de Kalulu en GSM (pendant seulement 8 semaines) n’a pas permis de produire un avantage significatif en lecture à la mi-CP. Notre hypothèse est que les gains en fluence et en compréhension observés dans notre étude précédente ont probablement bénéficié de l’impact combiné de l’utilisation du jeu avec des pratiques éducatives plus formelles fournies par l’enseignant, comme la lecture à voix haute. Kalulu soutient l’acquisition de la phonétique, mais l’apprentissage de la lecture dépend de la synergie avec le programme de l’enseignant, y compris la lecture à voix haute.
- Les enfants ont appris, joué et apprécié le jeu Kalulu. Nos résultats soulignent la nécessité de fournir aux enseignants des logiciels de qualité basés sur les recherches en sciences cognitives.
- À l’avenir, il conviendrait sans doute de combiner l’usage du logiciel Kalulu sur une durée plus longue, en maternelle et en début de CP, avec un accompagnement pédagogique par l’enseignant, en s’appuyant sur le manuel pédagogique fourni avec le logiciel.
Références
Bradley, L. et Bryant, P. E. (1983). Categorizing sounds and learning to read–a causal connection. Nature, 301(5899), 419-421. https://doi.org/10.1038/301419a0
Cavanaugh, C. L., Kim, A.-H., Wanzek, J. et Vaughn, S. (2004). Kindergarten Reading Interventions for At-Risk Students: Twenty Years of Research. Learning Disabilities: A Contemporary Journal, 2(1), 9-21.
Cooper, H., Nye, B., Charlton, K., Lindsay, J. et Greathouse, S. (1996). The effects of summer vacation on achievement test scores: A narrative and meta-analytic review. Review of Educational Research, 66(3), 227-268. https://doi.org/10.3102/00346543066003227
de Graaff, S., Bosman, A. M., Hasselman, F. et Verhoeven, L. (2009). Benefits of systematic phonics ins-truction. Scientific Studies of Reading, 13(4), 318-333. https://doi.org/10.1080/10888430903001308
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Groupe de travail du CSEN. (2019). ÉvalAide, un dispositif scientifique de prévention des difficultés en lecture et en mathématiques en CP et en CE1. Canopé. https://www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/conference_role_experimentation_domaine_educatif/EvalAide_CSEN_Definitif_Mai2019.pdf
Lyons, I. M., Price, G. R., Vaessen, A., Blomert, L. et Ansari, D. (2014). Numerical predictors of arithmetic success in grades 1–6. Developmental Science, 17(5), 714-726. https://doi.org/10.1111/desc.12152
Melby-Lervåg, M., Lyster, S.-A. H. et Hulme, C. (2012). Phonological skills and their role in learning toread: a meta-analytic review. Psychological Bulletin, 138(2), 322. https://doi.org/10.1037/a0026744
Monzalvo, K. et Dehaene-Lambertz, G. (2013). How reading acquisition changes children’s spoken language network. Brain and Language, 127(3), 356-365. https://doi.org/10.1016/j.bandl.2013.10.009
National Reading Panel. (2000). Teaching children to read: An evidence-based assessment of the scientific research literature on reading and its implications for reading instruction: Reports of the subgroups (NIH Publication No. 00-4769). National Institute of Child Health & Human Development (US). https://www.nichd.nih.gov/sites/default/files/publications/pubs/nrp/Documents/report.pdf
Ojanen, E., Ronimus, M., Ahonen, T., Chansa-Kabali, T., February, P., Jere-Folotiya, J., Kauppinen, K.-P.,Ketonen, R., Ngorosho, D., Pitkänen, M. et al., (2015). GraphoGame–a catalyst for multi-level promotion of literacy in diverse contexts. Frontiers in Psychology, 6, 671. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2015.00671
Piquard-Kipffer, A. et Sprenger-Charolles, L. (2013). Early predictors of future reading skills: A follow-up of French-speaking children from the beginning of kindergarten to the end of the second grade (age 5 to 8). L’Année psychologique, 113(4), 491-521. https://www.researchgate.net/profile/Liliane_Sprenger- Charolles/publication/278736652_Prdiction_ds_la_maternelle_des_habilets_de_lecture_de_fin_de_CE1._Suivi_de_85_enfants_de_langue_maternelle_franaise_de_4__8_ans/links/558bc80c08aee99ca9ca5b8b.pdf
Potier Watkins, C. , Caporal, J., Merville, C., Kouider, S. et Dehaene, S. (2020). Accelerating reading acquisition and boosting comprehension with a cognitive science-based tablet training. Journal of Computers in Education, 7(2), 183-212. https://doi.org/10.1007/s40692-019-00152-6
Rose, J. (2006). Independent review of the teaching of early reading. DfES. http://dera.ioe.ac.uk/5551/3/5d970d28fc535dc54eb4dee9995bef36.pdf
Wolf, G. M. (2016). Letter-Sound Reading: Teaching preschool children print-to-sound processing. Early Childhood Education Journal, 44(1), 11-19. https://doi.org/10.1007/s10643-014-0685-y
Action/Projet associé(e)
Projet LUDO
Développer les compétences en phonétique pour l'apprentissage de la lecture
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Ressource(s) associée(s)
Logiciel éducatif KALULU
L'apprentissage ludique du code alphabétique
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