Mixité dans les groupes et créativité collective : études à grande échelle sur les effets de la composition des groupes sur la production d’idées

Laurine PETER

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À quelles questions cette étude tente-t-elle de répondre ?

Ce travail de recherche s’intéresse aux effets de la mixité de genre dans les groupes sur la production d’idées créatives. Deux questions principales sont posées ici : (1) comment composer les groupes sur la base des caractéristiques visibles comme le genre pour améliorer la production d’idées créatives, (2) quel est l’effet de la nature d’une tâche (stéréotypée ou non) sur la production d’idées créatives. Afin de répondre à ces questions, une épreuve de brainstorming électronique, permettant d’évaluer la créativité collective a été conceptualisée et implémentée sur une plateforme numérique, puis déployée dans une centaine de lycées professionnels français.

Pourquoi ces questions sont-elles pertinentes ?

La créativité est une compétence du 21e siècle fondamentale au développement d’une société innovante (Ahmadi et Besançon, 2017). Elle est notamment définie par le fait de produire de nouvelles idées, solutions ou perspectives (Paulus et al., 2019). Plusieurs outils permettent de recueillir des scores de créativité, comme des questionnaires, mais ce ne sont généralement pas des mesures satisfaisantes puisqu’elles ne prédisent pas suffisamment les performances objectives (Haase et al., 2018). La production d’idées a souvent été mesurée dans les groupes à partir d’une technique de brainstorming. De plus, l’utilisation d’une version électronique de celle-ci apporte certains avantages comme la simultanéité dans la production d’idées qui empêche le processus de « blocage des productions » où le fait d’attendre son tour pour produire une idée verbalement réduit la quantité globale d’idées produites dans un laps de temps donné (Diehl et Stroebe, 1987).

Le brainstorming permet ainsi de recueillir plusieurs indicateurs clés lors de l’évaluation de la production d’idées créatives : la fluidité (le nombre d’idées produites), la flexibilité (le nombre de catégories sémantiques explorées) et l’originalité (la rareté des idées ; Guilford, 1950). D’autre part, des travaux plus récents — et réalisés plus particulièrement dans le cadre de la créativité collective — recommandent l’ajout d’indicateurs de clustering afin d’apporter des éléments de réponse quant à l’enchaînement des idées dans le groupe (Nijstad et Stroebe, 2006). Autrement dit, les idées produites successivement appartiennent-elles à une même catégorie sémantique (impliquant ainsi une association d’idées entre les membres du groupe) ou au contraire à des catégories sémantiques différentes ? Très peu de recherches antérieures prennent en considération l’ensemble de ces indicateurs dans l’évaluation de la créativité de groupe et aucune ne s’est intéressée aux effets de la composition des groupes sur les mesures de clustering.

Question 1 : comment composer les groupes sur la base des caractéristiques visibles comme le genre pour améliorer la production d’idées créatives ?

Les travaux portant sur les effets de la mixité de genre dans les groupes sur la créativité n’identifient pas clairement un consensus : certaines recherches montrent un effet bénéfique de la mixité de genre sur les performances créatives (Schruijer et Mostert, 1997), d’autres un effet négatif (Bell et al., 2011) et d’autres aucun effet (Herschel, 1994). Toutefois, le genre correspond à un indice visible permettant aux individus d’un même groupe de se catégoriser. Ainsi, sur la base  du modèle de Catégorisation-Élaboration (Van Knippenberg et al., 2004) reposant sur les processus de catégorisation sociale, les différences de genre dans un groupe peuvent être rendues saillantes (et donc, susciter davantage de visibilité) et auraient pour conséquence d’entraîner une « fracture » et l’apparition de sous-groupes néfaste à la cohésion du groupe (Mannix et Neale, 2005) et à la production d’idées créatives (Lau et Murnighan, 1998). En guise d’exemple, si une femme est amenée à produire des idées dans un groupe composé majoritairement d’hommes, la catégorie du genre et les différences au sein du groupe sont rendues saillantes, ce qui entraîne un risque de fracture dans le groupe et, potentiellement, des performances créatives plus faibles comparativement à un groupe composé uniquement d’hommes ou de femmes (où la catégorie du genre n’est pas rendue saillante).

Question 2 : quel est l’effet de la nature d’une tâche (stéréotypée ou non) sur la production d’idées créatives ?

La production d’idées créatives au sein des groupes mixtes pourrait être d’autant plus affectée négativement lors de la réalisation d’une tâche perçue comme stéréotypée — puisqu’elle rendrait les différences de genre au sein du groupe encore plus saillantes —, augmentant ainsi le risque de « fracture » entre les membres du groupe (Pearsall et al., 2008). Autrement dit, le fait de rendre saillantes les catégories de genre à partir de tâches stéréotypées devrait avoir une influence sur la production d’idées dans les groupes.

Pour conclure, le manque de consensus sur les effets de la mixité de genre sur divers indicateurs de production d’idées créatives dans les groupes suggère de prêter une attention particulière à cette problématique. Le brainstorming électronique, de par les avantages qu’il peut conférer comparativement à sa version classique, s’avère être un outil pertinent pour produire des idées en groupe et, ainsi, comparer les performances créatives obtenues selon la composition des groupes. Face au risque de sous-division du groupe et un potentiel effet délétère sur la créativité, la perception genrée de la tâche devrait également être prise en considération.

Quelle méthodologie de recherche a-t-on utilisée ?

Trois études composent ce travail de recherche, utilisant pour chacune d’entre elles une méthodologie de recherche similaire. Au sein du projet ProFAN, deux cohortes de lycéen·ne·s (en classe de 1ère), inscrit·e·s dans l’une des trois filières professionnelles « Accompagnement, Soins et Services à la Personne » (ASSP), « Commerce » et « Métiers de l’Électricité et de ses Environnements Connectés » (MELEC), ont été suivies.

Au sein de chaque établissement, les élèves d’une même classe (et donc, issus de la même filière) étaient installés individuellement devant un ordinateur et se connectaient sur la plateforme numérique créée spécifiquement pour le projet ProFAN. Ils étaient par la suite répartis aléatoirement dans des groupes de trois ou quatre élèves, et devaient réaliser une tâche de brainstorming électronique. Ils avaient ainsi pour consigne de trouver le plus d’utilisations possibles d’une boîte en carton (tâche neutre) ou d’une boîte en métal (tâche stéréotypée) pendant dix minutes1. Les élèves communiquaient entre eux uniquement par l’intermédiaire d’un outil de conversation textuelle (voir Figure 1).

Capture d'écran de l’interface du brainstorming électronique. Description détaillée ci-dessous.
Figure 1 – Capture d’écran de l’interface du brainstorming électronique.
Note. Les noms et prénoms des participant·e·s sur l’interface sont fictifs.

À la suite de la passation de la tâche de brainstorming électronique, un codage minutieux des idées a permis l’obtention de plusieurs indicateurs. Ainsi, le nombre d’idées produites (fluidité), le nombre de catégories sémantiques2 explorées (flexibilité) et la rareté des idées (originalité) ont été codés par élève et par groupe. Parallèlement, plusieurs indicateurs liés au clustering ont également été calculés pour évaluer l’enchaînement des idées dans les groupes, incluant notamment la mesure d’ARC (Adjusted Ratio of Clustering).

Les études 1 et 2 ont impliqué tous les élèves (avec des groupes de trois) issus des trois filières, mais ont chacune pris en considération une cohorte de lycéen·ne·s distincte afin d’observer si des résultats similaires étaient obtenus entre les deux cohortes. Ainsi, 2 085 élèves ont participé à la première étude, et 2 580 élèves à la deuxième étude.

Toutefois, ces deux études ont présenté comme limite principale d’inclure des filières avec des répartitions de genre très différentes au sein de celles-ci (95 % de femmes en ASSP et 98 % d’hommes en MELEC), ce qui pouvait dissimuler un potentiel effet de filière. L’étude 3 s’est donc attachée à impliquer 1 749 lycéen·ne·s inscrit·e·s uniquement dans la filière « Commerce », dans laquelle les proportions d’hommes et de femmes était les plus équilibrées. De plus, cette troisième étude a également inclus les groupes composés de quatre élèves afin d’ajouter une condition équitablement mixte (groupes composés de deux hommes et deux femmes).

La composition des groupes en fonction du genre a donc été réalisée a posteriori. Ainsi, dans les trois études, les performances créatives des conditions suivantes ont été comparées :

  • les groupes composés uniquement de femmes ;
  • les groupes avec un homme seul parmi une majorité de femmes (homme « solo ») ;
  • les groupes équitablement mixtes avec autant d’hommes que de femmes (condition ajoutée uniquement dans l’étude 3) ;
  • les groupes avec une femme parmi une majorité d’hommes (femme « solo ») ;
  • les groupes composés uniquement d’hommes.

Quels résultats a-t-on obtenus ?

Question 1. L’étude 1 portant sur la première cohorte d’élèves fait apparaître que les groupes composés uniquement de femmes produisent des idées plus nombreuses et plus originales que les groupes mixtes et ceux composés uniquement d’hommes. Ces derniers présentent par ailleurs les scores les plus faibles. Toutefois, il n’y a pas de différence entre les diverses compositions de groupe sur les indicateurs de flexibilité (catégories explorées) et d’ARC (enchaînement des idées). Les mêmes résultats sont obtenus dans l’étude 2 auprès d’élèves de la deuxième cohorte. L’ensemble de ces résultats suggère donc que les groupes de femmes seraient plus créatives que les groupes mixtes et les groupes d’hommes. Les résultats de l’étude 33 — réalisée auprès des élèves de la filière Commerce et incluant les groupes de quatre élèves — font de nouveau apparaître que les groupes composés uniquement de femmes produisent plus d’idées (fluidité) que les groupes « solo » avec un homme seul ou une femme seule dans le groupe et que les groupes composés exclusivement d’hommes. En revanche, il n’y a pas de différence significative entre les groupes de femmes et les groupes avec deux hommes et deux femmes sur le nombre d’idées produites. D’autre part, il apparait également que les groupes de femmes explorent davantage de catégories sémantiques (flexibilité) et produisent des idées plus originales (originalité) que les groupes « solo » avec une femme seule. Il n’y pas de différence observée avec les autres formes de composition de groupe.

Question 2. L’étude 1 ne montre pas de différence entre les deux tâches réalisées (boîte en carton vs. boîte en métal) sur les indicateurs de production d’idées. En somme, les groupes mixtes ont globalement obtenu les mêmes scores de fluidité et d’originalité sur les deux types de tâches. En revanche, l’étude 2 ne confirme pas ce résultat. En effet, les groupes mixtes ayant réalisé la tâche « Boîte en métal » (stéréotypée masculine) obtiennent des scores de production d’idées plus élevés que les groupes mixtes ayant réalisé la tâche « Boîte en carton » (neutre). De son côté, l’étude 3 met également en exergue que les scores sont plus élevés (et ce, peu importe la composition du groupe) lors de la réalisation de la tâche « Boîte en métal » que lors de la tâche « Boîte en carton ». Ainsi, contrairement à nos attentes, la tâche stéréotypée masculine n’a pas entraîné une fracture dans le groupe mais, au contraire, a entraîné une production d’idées plus nombreuses et plus originales que la tâche neutre.

Que dois-je retenir de cette étude pour ma pratique ?

  • La compétence des élèves à produire des idées créatives peut être mesurée avec une tâche de brainstorming, ce qui permet l’obtention de plusieurs indicateurs de pensée divergente (notamment la fluidité, la flexibilité et l’originalité). Il est cependant important de garder à l’esprit que ce type d’exercice renvoie à une forme particulière de la créativité, focalisée sur le flot d’idées produites par les individus seuls ou en groupe.

  • Lors de séances de brainstorming en groupe — où l’objectif est de produire de nombreuses idées — la composition des groupes en fonction du genre des élèves n’est pas à négliger. Pour optimiser la production d’idées, les groupes uniquement composés de femmes ou les groupes composés d’un même nombre d’hommes et de femmes seraient à privilégier, tandis que les groupes avec un membre « solo » (une femme ou un homme seul·e dans le groupe) et les groupes composés exclusivement d’hommes seraient à éviter.

  • Le thème proposé lors d’une séance de brainstorming semble avoir une importance (Pearsall et al., 2008) mais les résultats obtenus ne vont pas dans le sens de nos attentes. En effet, nous pouvons penser que, dans nos trois études, la tâche de la « boîte en métal » n’était pas suffisamment genrée masculine pour avoir un effet délétère sur les performances créatives des groupes mixtes. La nature de la tâche à réaliser pourrait cependant être un critère à prendre en considération.

  • Des techniques de brainstorming peuvent permettre aux élèves à la fois de développer leurs compétences créatives (produire des idées, trouver une solution à un problème, etc.), mais aussi de développer les compétences à collaborer et à communiquer avec les autres. En cela, inclure des séances comme celles-ci au sein des classes pourraient être bénéfiques au développement des compétences du 21e siècle.

Notes de bas de page :

  1. Afin de répondre à notre deuxième question de recherche, un prétest avait été réalisé en amont auprès de 62 de lycéen·ne·s qui ne faisaient pas partie de l’expérimentation ProFAN. Il est apparu que la tâche « boîte en métal » était perçue comme plus masculine que la « boîte en carton », elle-même considérée comme neutre. Nous pouvons ainsi nous attendre à des performances créatives détériorées au sein des groupes mixtes lors de la réalisation de la tâche « stéréotypée » (boîte en métal) comparativement à la réalisation de la tâche neutre (boîte en carton). ↩︎
  2. Dix catégories sémantiques ont été créées : « Meubles et articles ménagers », « Utilisation artistique », « Fournitures de bureau », « Faune et flore », « Mécanique, bricolage et outillage », « Jeux, jouets et sport », « Vêtements, bijoux et accessoires », « Récipients », « Bâtiments et travaux publics », « Moyens de transport ». ↩︎
  3. Les résultats de l’étude 3 ont été publiés dans une revue scientifique : voir Peter et al. (2021). ↩︎

Références

Ahmadi, N. et Besançon, M. (2017). Creativity as a stepping stone towards developing other competencies in classrooms. Education Research International, 2017. https://doi.org/gmm4mq

Bell, S. T., Villado, A. J., Lukasik, M. A., Belau, L. et Briggs, A. L. (2011). Getting specific about demographic diversity variable and team performance relationships : A meta-analysis. Journal of Management, 37(3), 709-743. https://doi.org/d58wkt

Diehl, M. et Stroebe, W. (1987). Productivity loss in brainstorming groups : Toward the solution of a riddle. Journal of Personality and Social Psychology, 53(3), 497. https://doi.org/dqwf6j

Guilford, J. (1950). Creativity. American psychology. https://doi.org/fxdfvn

Haase, J., Hoff, E. V., Hanel, P. H. et Innes-Ker, Å. (2018). A meta-analysis of the relation between creative self-efficacy and different creativity measurements. Creativity Research Journal, 30(1), 1-16. https://doi.org/gc2ck3

Herschel, R. T. (1994). The impact of varying gender composition on group brainstorming performance in a GSS environment. Computers in Human Behavior, 10(2), 209-222. https://doi.org/d9tfkz

Lau, D. C. et Murnighan, J. K. (1998). Demographic diversity and faultlines : The compositional dynamics of organizational groups. Academy of Management Review, 23(2), 325-340. https://doi.org/bwhvjr Mannix, E. et Neale, M. A. (2005). What differences make a difference? The promise and reality of diverse teams in organizations. Psychological Science in the Public Interest, 6(2), 31-55. https://doi.org/cx352h

Nijstad, B. A. et Stroebe, W. (2006). How the group affects the mind : A cognitive model of idea generation in groups. Personality and Social Psychology Review, 10(3), 186-213. https://doi.org/ccnhq6

Paulus, P. B., Coursey, L. E. et Kenworthy, J. B. (2019). Divergent and convergent collaborative creativity. The Palgrave Handbook of Social Creativity Research (p. 245-262). Springer. https://doi.org/fzst

Pearsall, M. J., Ellis, A. P. et Evans, J. M. (2008). Unlocking the effects of gender faultlines on team creativity : Is activation the key? Journal of Applied Psychology, 93(1), 225. https://doi.org/cp4nhr

Peter, L., Michinov, N., Besançon, M., Michinov, E., Juhel, J., Brown, G., Jamet, E., Cherbonnier, A., Anatolia, B., Fabrizio, B. et al., (2021). Revisiting the effects of gender diversity in small groups on divergent thinking : A large-scale study using synchronous electronic brainstorming. Frontiers in Psychology, 4634. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2021.723235

Schruijer, I. et Mostert, S. G. L. (1997). Creativity and sex composition : An experimental illustration. European Journal of Work and Organizational Psychology, 6(2), 175-182. https://doi.org/c9k5p9

Van Knippenberg, D., De Dreu, C. K. et Homan, A. C. (2004). Work group diversity and group perfor- mance : an integrative model and research agenda. Journal of Applied Psychology, 89(6), 1008. https://doi.org/c9k

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